Imprimer

Christine de Pisan ou la reconnaissance de la femme de lettres[1]

ChdePisanballades

Origines

Fille d’un médecin vénitien, appelé à la Cour de Charles V pour être son médecin et astrologue, elle grandit dans le cercle exceptionnellement cultivé de la Cour, ayant accès à la bibliothèque de son père et de la Cour royale, connaissant à la fois la littérature italienne et française. Etant femme, elle n’a pas suivi le cursus habituel réservé aux garçons, ce qui lui permettra une originalité dans sa réflexion hors des règles rabâchées. D’ailleurs bien que son père voulait la pousser en pensant qu’une femme instruite ne valait pas moins qu’une autre, sa mère voulait « selon l’usage commun des femmes »  occuper sa fille « en filasses ».

Ses parents, selon l’usage de l’époque, lui choisissent pour mari : un jeune conseiller du roi à l’avenir prometteur. Le choix est heureux, Christine vit avec lui dix ans de bonheur et de prospérité. « A mon gré, je n’aurais pas voulu mieux ».

Veuvage

Mais elle se retrouve veuve à 25 ans, avec trois enfants. Bien que la condition de veuvage soit difficile à vivre et qu’elle soit un beau parti, elle décide d’y rester jusqu’à sa mort. « Seulette suis et seulette veuil  être » [2]comme elle nous le dit dans une de ses ballades.

Ne connaissant rien aux affaires, « c’est la coutume commune des hommes mariés  de ne pas dire et expliquer entièrement à leur femme, d’où il vient souvent du mal, comme j’en ai fait l’expérience, et ce n’est pas de bon sens quand les femmes ne sont pas sottes mais prudentes et sages. » [3]

Il lui fallut affronter les gens de finance et de justice, des créanciers malhonnêtes, des négociants escrocs et même batailler pendant plus de douze ans pour obtenir les arriérés de traitements dus à son mari, finalement accordés comme une obole, ce qu’elle ressentira comme une injustice amère.

Elle doit faire face à de nombreux procès, « la pâture des veuves » qui lui coutent de l’argent mais aussi « de la peine et des larmes ». Elle souffre du manque d’argent mais surtout vit dans la hantise de perdre son rang social de femme de qualité. Elle fait face pour tenir son rang sans déchoir et se bat avec ses propres forces contre juges, fonctionnaires et gens de finances.

La transformation en devenant écrivaine

Le Livre de Mutacion de Fortune écrit entre 1400 et 1403 décrit comment elle passe des regrets et de la complainte dans ces difficultés, à la résolution d’assumer sa condition de femme indépendante grâce à sa force intérieure. Sa  raison de vivre et de surmonter sa peine passe par la création littéraire.

Dans son livre elle évoque son entrée dans la vie active, à 25 ans. Certes, elle a des lacunes dans ses connaissances, mais à son actif des capacités intellectuelles, « l’entendement, mémoire et discret jugement ».

Avec sa curiosité intellectuelle  et sa mémoire prête à tout assimiler, elle peut s’engager dans le « chemin de longue étude ». Pour surmonter ses malheurs personnels, elle va se vouer à une vie d’étude et de réflexion, satisfaire son « doux goût de science »

Veuve, elle n’a pas renoncé à la vie mondaine, afin de rester dame de qualité et de maintenir son appartenance à la haute société. Ce qui lui permet d’éduquer et de préparer l’avenir de ses enfants. Connue en Angleterre pour ses poèmes, « chose non usagée que femme écrive. En 1399, lors de la parution de son premier livre, elle a surmonté ses ennuis financiers, consolidé sa position sociale et elle peut enfin se consacrer à ce qui lui est le plus cher l’étude.

Elle le présente elle-même comme une transformation radicale pour elle « alors fut ma manière de vivre transmuée en une autre disposition »[4].

C’est en effet à cette date qu’elle se lance dans une véritable carrière professionnelle. Elle produit des livres : copiste, elle se fait aider de deux autres copistes, parfois d’autres, traduit des œuvres du latin en langue vulgaire, commande des travaux à des enlumineurs et imagine l’iconographie de ses livres.

Dans les livres manuscrits produits dans la première partie du XV° siècle on a repéré une cinquantaine de manuscrits orignaux écrits en totalité ou en partie par Christine de Pisan.

Finies les mondanités, elle se voue maintenant à une solitude studieuse : entre 1399 et 1405, elle couvre de son écriture soixante- dix cahiers de grand format.

chdepisan cite des dames 2 450

Le goût de l’étude

Elle se sent douée pour les études  et son statut de veuve lui permet d’en cultiver les délices « une des choses du monde qui te cause le plus de délices et de plaisir, c’est assavoir le doux goût de science ».

Mais elle regrette de n’avoir pas hérité du trésor de savoir de son père, pourquoi ne l’a-t-on pas instruite comme un garçon alors qu’elle avait le goût de l’étude.

Elle comprend que la cause en est l’usage de ne pas éduquer les filles

« Mais pour ce que fille fus née
Ce n’était pas chose ordonnée
Qu’en rien je dusse hériter
Des biens de mon père…

Plus par coutume que par droit
Si droit régnait rien n’y perdrait
La femelle ni que le fils
Mais en maints lieux, j’en suis tout fis
Règnent plus coutume que droit
 » [5]

Elle réclame donc le droit pour les filles de faire les mêmes études que les garçons. Et n’a de cesse de se battre pour que les femmes aient accès aux connaissances « les plus beaux trésors »

Seule dans sas chambre, « seulette suis en ma chambre enserrée » [6]comme nous le montrent plusieurs miniatures illustrant ses œuvres, elle se fait donc un programme d’études : Histoire, puis sciences et enfin livres des poètes. Elle se forge une culture à elle, et se permet une liberté de jugement : elle fait confiance à sa propre expérience plus qu’à des opinons qui affirment les préjugés d’autrui.

Elle fait le bilan de sa production littéraire entre 1399 et 1405 : « j’ai compilé quinze volumes principaux  sans les autres petits dictiés, lesquels tous ensemble contiennent environ soixante-dix cahiers de grand volume »[7] : soit 800 feuillets écrits recto-verso.

Ses livres sont accueillis soit avec louanges, soit avec critiques. Alors cela lui importe peu car elle écrit pour la postérité : des conseils pour un gouvernement sage et juste « Au temps à venir, il en sera parlé plus que de ton vivant ». Christine croit à la vertu des livres : ils ne meurent pas, sont copiés et recopiés, diffusés dans l’espace et le temps.

Or, être une femme était un sérieux handicap pour être reconnu dans les cercles intellectuels de l’époque : l’Université était fermée aux femmes, les fonctionnaires de l’administration royale, ancien collègues de son mari, s’ils reconnaissaient sa culture ne pouvait reconnaître qu’une « femmelette » soit leur égale, à la cour, les cercles courtois convenaient aux femmes, mais pauvre, veuve et de lignée étrangère elle n’en avait pas le statut.

 

ChdePisan dit de poissy

La défense des femmes

Son œuvre poétique montre sa proximité avec les chevaliers poètes, épris d’esthétique et chantres de l’honneur des dames, qui se répondent d’une ballade ou d’un dit à l’autre. Et lui confère une certaine réputation mais c’est la controverse sur le Roman de la Rose qui la fit se lancer dans la défense des femmes et de l’amour courtois.

Le Roman de la Rose est un livre à la mode en 1401, mais un débat s’engage dans le cercle des humanistes, très conscients de leur supériorité culturelle, sur les qualités de l’œuvre, des écrits circulent entre soi. Mais Christine s’invite dans le débat en critiquant fortement le Roman de la Rose, violemment misogyne en réponse à un écrit lui en vantant les mérites. Ces textes circulent, on lui demande de « confesser son erreur ». Christine répond en détruisant les arguments de son adversaire. Christine sut ensuite habilement entrer dans la polémique avec les adversaires de Jean de Meung, auteur de la suite du Roman de la Rose.

C’est la première fois qu’elle écrit en prose dans ses Epistres du débat sus le Rommant de la Rose. Son livre suscite un tollé, les humanistes étant furieux que le débat sur un livre en langue vulgaire et plein de paillardises soit porté sur la place publique, alors qu’ils tiennent à leur réputation d’hommes sérieux.

Mais le chancelier de l’Université de Paris  Jean de Gerson soutient la position de Christine de Pisan.

Le Roman de la Rose, poème courtois a été écrit en 1230 par Guillaume de Lorris. Quarante ans plus tard, Jean de Meung en écrit une suite et sous la forme d’une satire grivoise fait un portrait très négatif des femmes, ennemis du clerc médiéval

« Toutes êtes, serez et fûtes
De fait ou de volonté, putes » [8]

et une réduction du plaisir sexuel au plaisir masculin

.Pourquoi l’engouement pour le Roman de la Rose : une satire des poèmes courtois : la Dame est le « seigneur de son amant » , « elle exalte l 'amour de loin », il est plein du désir né du sentiment mêlé du plaisir et du tourment que tue l’assouvissement pourtant espéré.

Les arguments de Christine se réfèrent à une civilité en société qui refuse le langage cru, à sa conception de l’amour autre que « guerre amoureuse «  ou « jeux de l’amour », elle ne croit pas que le pire pour un jeune homme soit de devenir amoureux, ni que « toute leur félicité soit de coucher avec leur Dame ». Elle exprime sa colère devant la misogynie qui présente les femmes comme « serpents, loups, lions, dragons, guivres ou bêtes dévorantes, ennemies de la nature humaine… Et par Dieu, ce sont vos mères, , vos sœurs, vos filles, vos femmes et vos amies. Elles sont vous-mêmes  et vous êtes elles-mêmes. »

Elle veut s’imposer comme femme de lettres et moraliste.

Après 1405 sa vie tout entière est dans sa vie d’écrivaine, observant la société et la politique en France, pour essayer de comprendre et réfléchir sur un gouvernement sage et juste.

La Cité des Dames

Meister der Cité des Dames450

 

 

Dans son Livre de la Cité des Dames, choquée par les écrits misogynes, et au lieu de se lamenter du fait d’être née femme, elle se donne mission de défendre les femmes. Elle oppose son expérience et celle des femmes de toutes conditions au jugement de « tant de notables hommes » contre les femmes.

C’est maintenant aux femmes de se défendre. Elle va donc valoriser les femmes en les défendant et construire une cité fortifiée pour les dames illustres et vertueuses de toutes conditions. La construction de la cité est allégorique.

Elle utilise la métaphore d’un chantier pour construire son livre : elle utilise la « pioche de son entendement », et « la pioche d’inquisition »[9], elle maçonne avec « la truelle de la plume », elle trempe le mortier avec l’encre de son cornet. Seule l’écriture pouvait permettre de raconter les hauts faits de femmes célèbres et construire ainsi une histoire des femmes indispensable pour faire progresser la cause féminine.

Réfutation des jugements des auteurs

La présentation des vies des femmes célèbres obéit à une solide construction. Dans Le livre 1 elle commence par réfuter grâce à la Raison les jugements sur les femmes des auteurs de l’Antiquité comme Ovide, Cicéron, Aristote ou Caton et les défauts qui leurs sont attribués : gourmandise, coquetterie, bavardage, elle démontre l’égalité des sexes et que leur exclusion de la société civile ne tient pas à une quelconque incapacité : elles ont montré leurs dispositions pour la vie politique en gouvernant sagement et (Frédégonde, , la bravoure en menant des attaques stratégiques (Sémiramis, Zénobie) ), elles ont montré des dons  naturels pour les sciences et inventé de nombreux outils et métiers, source de bienfaits : agriculture, pain huile d’olive, jardin, écriture et calcul, la roue, les armes de fer, tissage, tapisserie, teinture, soie, instruments de musique, stratégie, peinture, éloquence. Les femmes sont capables de jugement sûr dans la conduite des affaires et la justice.

Dons et vertus des femmes

Dans le livre 2, elle expose les dons et les vertus dont font preuve les femmes mais qui leur sont déniées : don de clairvoyance prophétie (les Sibylles), savoir et intelligence (Reine de Saba), dévouement, patience, amour des parents.

Les récits et exemples que Christine reprend de Boccace ou d’autres sont là pour illustrer ces arguments et montrer que tout prouve la dignité des femmes, même si comme chez les hommes, toutes ne sont pas parfaites.

L’éducation des filles

Pourquoi les femmes sont-elles moins savantes que les hommes ?

Tout cela tient « à faute d’apprendre »

 

Le Livre des Trois Vertus

Après avoir démontré la dignité des femmes, il lui faut maintenant écrire un livre pour l’enseignement des dames. Elle écrit donc le Livre des Trois Vertus

Elle écrit pour toutes les femmes, mue « par le grand désir de l’accroissement du bien et honneur de toute femme, grande, moyenne et petite ».[10] Toutes les femmes sont appelées à devenir « citoyennes de vertu », elle fait appel à la communauté des femmes.
Les mêmes devoirs s’imposent à toutes. Les exemples de bonnes mœurs courent du haut en bas de l’échelle sociale ainsi que les difficultés. L’honneur est le bien commun de toutes les femmes, riches ou  pauvre. Christine veut qu’elles prennent conscience de leur rôle dans la société, hors de leur maison.

Les femmes ont une place dans la vie politique et sont légitimes pour en parler. Au temps des divisions, elle rappelle que parvenir à la paix est aussi une fonction des femmes. A côte de leur rôle privé, les femmes ont des devoirs publics. Elle se met donc à l’ouvrage avec « parchemin, encre et plume » pour proclamer les vertus des femmes et les exhorter à user de leur entendement, jugement et prudence pour jouer leur rôle et impulser de la sagesse dans la société.

Elle écrit pour les femmes de la postérité : « Vous qui êtes mortes, vous qui vivez encore et vous qui viendrez à l’avenir, réjouissez-vous. »[11]

Son œuvre est étendue : poèmes courtois, constructions allégoriques, traités de morale et sciences politiques, poèmes d’inspiration religieuse. La dimension politique y est toujours primordiale.

[1] D’après « Christine de Pizan » par Françoise Autrand, Ed Fayard, 2009

[2] Œuvres poétiques de Christine de Pisan

[3] Livre de l’advision p.100

[4] Le livre de la Mutacion de Fortune

[5] Le livre de la Mutacion de Fortune

[6] ibid

[7] Le Livre de l’Advision

[8] Le Roman de la Rose

[9] La Cité des Dames

[10] Le Livre des Trois Vertus

[11] Chrstine aux dames de France et d’ailleurs